21

IA-20 RÉFLÉCHIT

Il flottait dans leur vieille tanière une odeur aigre et rance. L’odeur du désespoir. Ses compagnons étaient déjà là, avachis dans le froid sur leurs chaises aux pieds élancés. Ils le regardèrent sans un mot déposer les combinaisons dans un coin.

« Qu’est-ce que tu veux qu’on en fiche ? bougonna Ronny, totalement démoralisé.

— On ne sait jamais », fit simplement Cari. Il préférait garder le silence sur ses intentions. Pour le moment. La soirée serait longue et, si par malheur l’un d’eux faisait une boulette, son plan tomberait à l’eau.

Elinn tremblotait. Ce frissonnement avait peut-être échappé aux autres, mais Cari connaissait sa sœur. Elle avait peur. Or ce petit elfe frêle à la silhouette malingre n’avait quasiment jamais peur.

Une rage difficilement contenue couvait dans les yeux d’Ariana. On la sentait prête à en venir aux mains.

« J’aimerais que chacun d’entre nous décrive ce qu’il ressent », dit Cari en sortant de sa poche la caméra qu’il avait chipée au passage dans la salle de télévision. Le modèle, destiné à produire des courriels vidéo, était pourvu d’un équipement basique : objectif, micro, prises de raccordement, une heure d’enregistrement. « Exprimez-vous de façon à ce que les Terriens puissent vous comprendre. Ensuite, nous enverrons notre œuvre à Michael Visilakis. »

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« Alors ? » grogna Pigrato d’un air sombre.

Graham Dipple hocha gravement la tête. « Ils sont tous redescendus. Certains auraient voulu employer les grands moyens en court-circuitant le verrouillage des portes, mais d’autres les en ont dissuadés. À ce que j’ai compris, ils vont maintenant réveillonner sur la Plazza.

— Très bien, bon réveillon. Autre chose ?

— Oui. » L’homme au visage labouré de cicatrices étranges se tritura nerveusement les doigts. « Les combinaisons des enfants ont disparu.

— Comment ça, disparu ?

— Eh bien, elles ne sont plus accrochées aux patères de mise en charge. J’ai passé au peigne fin toutes les antichambres des sas, elles ne sont nulle part.

— Ah. » L’administrateur resta un long moment les yeux dans le vague. Les consoles du poste de contrôle ronronnaient doucement, créant une ambiance qui, en d’autres circonstances, aurait été soporifique. « Les combinaisons des enfants, mmh ? Je savais bien qu’un jour ces marmots finiraient par nous attirer des ennuis. Que dis-je, un jour ! Ils n’ont cessé de nous empoisonner l’existence. Mais cette fois c’est le bouquet ! Si un adulte s’était permis une fantaisie de ce genre, la sanction serait exemplaire. Seulement, on ne sait jamais quelles bêtises les gosses vont inventer. Et s’il leur arrive quelque chose, vous pouvez être sûr qu’on nous fera porter le chapeau. » Il secoua la tête. « Sanchez n’a décidément pas perdu son temps en ouvrant cette cité à la marmaille ! Aujourd’hui, on voit le résultat. Quand je pense que j’ai voté pour lui à l’époque, vous imaginez ? »

Dipple arqua les sourcils, surpris. Non, il n’imaginait pas.

« Toutes ses belles envolées lyriques m’avaient convaincu. « La conquête de nouveaux horizons », « l’univers, avenir de l’humanité »… Je l’entends encore : « La Terre est le berceau de l’humanité, mais l’enfant a besoin, pour devenir adulte, de quitter son berceau. » Je me rappelle avoir applaudi des deux mains. » Pigrato eut un haussement d’épaules. « La naïveté de la jeunesse… Que savais-je de la vie alors ? Rien. Des gosses sur Mars ! En avez-vous déjà vu dans les stations de l’Antarctique, pourtant fondées il y a plus de cent cinquante ans ? Et la mégalopole la plus proche est à une heure de vol !

— Je sais », marmonna Dipple. S’il avait mis cinq dollars dans le cochonnet chaque fois que Pigrato avait prononcé le mot « Antarctique », il serait devenu millionnaire.

« Rassemblez tous les appareils de recyclage qui traînent dans les vestiaires, lui ordonna l’administrateur, et ajoutez-les à ceux stockés au dépôt. N’oubliez pas de vérifier le verrouillage électronique de la porte.

— Oui, monsieur.

— Et assurez-vous qu’aucune muche ne dessert les lieux », conclut férocement Pigrato.

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Voici les images qui, durant les jours suivants, circulèrent sur les réseaux d’information terrestres :

Ronald Penderton a douze ans. Avec son nez retroussé et ses belles boucles blondes qui lui donnent un faux air de kobold, on le devine d’un caractère enjoué et malicieux. Aujourd’hui, pourtant, la mine est grave. Inhabituellement grave.

« Bonjour, je m’appelle Ronny. Je suis né sur Terre, à Inverness en Écosse. Quand j’avais quatre mois, mes parents ont migré ici, sur Mars. Du coup, je ne connais que cette planète. Mais je m’y plais bien. Je suis triste de devoir partir. J’aurais aimé rester… Ah oui ! et puis, plus tard, je veux être pilote de navette ou un truc comme ça. »

Ariana Dejones est une athlétique jeune fille de quatorze ans aux longs cheveux noirs et à la peau mate. Dans ses yeux brille une force indomptable. À sa manière de parler, de se tenir, on perçoit la tension qui l’habite. Elle porte le vêtement passe-partout des colons, une ample combinaison de toile grossière sans fioritures. Sur elle, cependant, cela ressemblerait presque à de la haute couture.

« Je m’appelle Ariana. On avait promis à nos parents qu’ils pourraient vivre sur Mars, que cette cité se développerait et deviendrait une colonie florissante. Sans cette promesse, il est probable qu’ils n’auraient jamais fait d’enfants. Et voilà brusquement qu’on fait machine arrière. Avez-vous idée des sommes colossales qui ont été investies pour construire cette station ? Faites le calcul et vous saisirez l’ampleur du désastre. Ce démantèlement est un gâchis sans nom. On veut nous obliger à laisser tout en plan et à rentrer sur Terre. Comment pourrais-je rentrer là où je ne suis jamais allée ? Mars est ma planète. J’y suis née, je m’y sens chez moi. Cela ne changera pas, même si je dois partir définitivement. N’importe qui à ma place ressentirait la même chose. D’accord, la vie manquait d’animation et ça m’a souvent fait bisquer. Mais la situation aurait été différente si on avait respecté le projet d’expansion, si vous étiez venus en nombre nous rejoindre. Enfin, à quoi bon se lamenter ? Il est trop tard, de toute façon. »

Cari Faggan a quinze ans. Sa peau est d’une pâleur remarquable et ses cheveux bruns légèrement ondulés prennent parfois des accents roux. Assis face à la caméra, encombré par sa longue carcasse efflanquée, il fixe l’objectif d’un œil réfléchi.

« Je m’appelle Cari Faggan. Peut-être avez-vous lu mon nom ici ou là. À ce jour, je n’ai pourtant qu’un seul mérite : être le premier humain né sur Mars. Je trouve franchement idiot qu’un hasard pur et simple me vaille une telle célébrité. Au risque de vous décevoir, je ne suis guère différent des garçons de mon âge. J’ai toujours rêvé d’aller sur Terre pour étudier les sciences naturelles et participer un jour à l’exploration du système solaire. J’en rêve encore. Mais Mars reste évidemment ma maison et je préférerais pouvoir y revenir régulièrement. En fait, c’est surtout pour ma sœur que je m’inquiète. Les docteurs ont diagnostiqué chez elle une grave déficience pulmonaire. Son cas constitue une première dans les annales de la médecine. La pesanteur terrestre la condamnerait à mourir asphyxiée. Pour remédier au problème, les autorités prévoient de la parquer à bord de la station spatiale McAuliffe, dans un quartier placé sous pesanteur artificielle réduite. Si la science ne parvient pas à la sauver, elle y restera enfermée jusqu’à la fin de ses jours. C’est injuste. Aucun membre de la commission ne ferait subir cela à ses propres enfants. Par ailleurs, je trouve aberrant de vouloir arrêter la colonisation martienne. D’accord, l’argent économisé pourrait servir à financer d’autres projets. Mais quels projets ? La Terre n’a-t-elle pas déjà été examinée sous toutes les coutures ? Si nous abandonnons la colonisation martienne, si nous ne partons pas à la découverte des planètes du système solaire, que diable allons-nous faire pendant les siècles à venir ? »

Elinn Faggan, treize ans est petite pour son âge. Une impressionnante crinière rousse encadre son visage clair et fluet. La tristesse perce dans son regard sombre, mais l’enfant se tient droite. Fière.

« Je suis Elinn. Cari vous a dit pourquoi je ne pouvais pas aller sur Terre. De toute manière, je ne le veux pas. Votre monde est certainement magnifique, mais je ne me vois pas vivre ailleurs qu’ici. Mars est d’une beauté époustouflante. J’aime m’asseoir au sommet des collines qui entourent la station, au bord du gouffre creusé non loin de là… Les vieilles pierres me racontent leur histoire, le vent qui souffle sur la plaine me chante sa chanson. Mars semble se blottir contre moi pour se réchauffer, comme un animal solitaire et blessé. Elle nous a accueillis, nous a fait une place en son sein et nous dévoile parfois certains de ses secrets. Mais il reste beaucoup à découvrir. On ne sait encore rien des Martiens qui naguère ont vécu ici. Des pans entiers de relief n’ont pas été cartographiés. Renoncer maintenant, ce serait comme déterrer un temple enfoui dans le désert, trouver le passage qui mène à la salle du trésor, mais rebrousser chemin avant même d’en avoir ouvert la porte. Mon père est mort en explorant cette planète. On ignore les circonstances de son décès, personne n’a jamais cherché à les élucider. Je sais en tout cas qu’il serait peiné d’apprendre que nous devons partir. »

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Cari remit le cache de l’objectif et fourra l’appareil dans sa poche. « Bien. Deuxième phase du plan : rendez-vous ici cette nuit, à quatre heures.

— Quatre heures ? couina Ronny. T’es malade !

— Quel plan ? s’indigna Ariana. Tu ne nous as jamais dit que tu avais un plan.

— Je tenais à ce que vous restiez naturels face à la caméra. »

Les yeux de l’adolescente étincelèrent de colère. « Cari le Taciturne, justicier solitaire, enfourche une fois de plus son fidèle destrier pour voler au secours des déshérités, hein ?

— Quel plan ? insista Ronny.

— À quatre heures. Ici. »

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Le buffet dressé sur la Plazza était tristement dégarni. Des morceaux de pizza racornie gisaient entre deux pelles à tarte sur des tôles en fer-blanc parsemées de miettes. Les marmites abandonnées sur les chauffe-plats éteints étaient plus ou moins pleines. Une lampe à huile avait souillé la nappe en se renversant. On avait provisoirement dissimulé sous la table des éclats de verre brisé. Des piles de vaisselle sale trempaient dans des bacs en plastique remplis d’eau savonneuse, et des dizaines de bouteilles vides s’amoncelaient sur les portants métalliques.

Certains, vaincus par cette ambiance déprimante, avaient pris congé. D’autres s’étaient rabattus sur le cafba qu’Evguéni allongeait généreusement de vodka. Les discussions s’étaient apaisées, on conversait désormais par petits groupes, à voix basse, presque avec recueillement. Chacun gardait l’œil rivé sur la grande horloge numérique accrochée au mur. Dernier réveillon martien, dernier jour de l’an 36… Ceux qui étaient restés se sentaient obligés de tenir jusqu’à minuit, verre à la main.

Le silence s’installa au fil des minutes et tous finirent par se taire, absorbés par le décompte fatidique.

23 : 57

23 : 58

23 : 59

— : —

00 : 00 n’existait pas sur Mars. La planète tournait sur elle-même en exactement vingt-quatre heures, trente-neuf minutes, trente-cinq secondes et vingt-quatre centièmes. Pour compenser ce décalage avec la Terre, les colons radicaux – déjà partisans d’un calendrier martien – auraient aussi souhaité l’instauration d’une heure martienne. Autant la validité d’un calendrier propre pouvait se défendre sur une planète dotée d’une atmosphère et par là même d’un cycle des saisons, autant celle d’une durée horaire spécifique – supérieure d’une minute et trente-neuf secondes à la durée horaire terrestre – était discutable. Après mûre réflexion, on estima que cela risquait d’engendrer de trop nombreuses complications. On opta donc pour le maintien de l’heure terrestre et le rajout d’une « brèche » de trente-neuf minutes et six secondes autour de minuit. Ainsi les nouveaux arrivants étaient-ils toujours surpris, en conservant le rythme de vie qu’ils avaient sur Terre, de se réveiller plus frais, plus reposés. Au début persuadés que ce phénomène était lié à la faible pesanteur martienne, ils finissaient pas comprendre qu’ils gagnaient en réalité quarante minutes de sommeil par nuit.

Les colons continuaient de fixer l’horloge. Un soupir fusait de temps à autre, rompant le silence. Puis enfin les chiffres basculèrent.

00 : 01

On trinqua sans entrain, les verres tintèrent sous la coupole de la Plazza. « Bonne année. » Ces mots sonnaient creux. Le désarroi se fit plus oppressant. Un voile funèbre s’abattit sur la cité, drapant le fruit de plusieurs années d’efforts acharnés. Les murs façonnés de leurs mains, les portes en composite de cellulose fondu à l’atelier, les tuyaux soudés par leurs soins, la moindre vis, le moindre écrou… Les bassins des poissons, les cultures de champignons, les serres… Jusqu’à cette eau puisée, goutte après goutte dans les entrailles du sol martien… Beaucoup se demandèrent s’ils auraient la force d’embarquer à bord de la navette qui bientôt viendrait se poser sur l’esplanade au pied du rempart montagneux.

Un premier colon se leva, d’autres lui emboîtèrent le pas. On alla coucher ceux qui s’étaient endormis, le nez dans leur vodka-cafba. Largement avant une heure du matin, la place était à nouveau sombre et déserte.

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01 : 00. Les chiffres du réveil posé sur sa table de chevet rougeoyaient dans les ténèbres. Ariana se retourna dans son lit, incapable de trouver le sommeil. Quel était le plan de Cari ? Et pourquoi ne leur avait-il rien dit ? Pour éviter qu’ils ne vendent involontairement la mèche. Okay. Mais à elle, au moins, il aurait pu en parler, non ? Qu’il l’ait traitée comme un bébé la rendait folle de rage.

Elle n’irait pas à son fichu rendez-vous. Il pouvait bien danser la java à quatre heures du mat’ si ça lui chantait, elle n’irait pas.

Plongée dans cette obscurité presque complète, elle fixait le plafond sans le voir. Le calme était retombé dans l’appartement. Son père était rentré une demi-heure plus tôt, manifestement éméché.

Végéter sur la Plazza et broyer du noir jusqu’à minuit ne la tentait guère, alors elle s’était goinfrée de pizza, de chips et de pommes d’amour, puis elle avait filé. Elle s’était couchée de bonne heure pour être sûre d’entendre le réveil.

Barbouillée par tout ce qu’elle avait ingurgité, elle n’avait pas réussi à s’endormir. Lorsqu’elle comprit que les pommes d’amour n’étaient pas seules à lui rester sur l’estomac et que Cari le Taciturne jouait lui aussi avec ses viscères, l’insomnie ne la lâcha plus. Depuis, elle ruminait dans le noir, les yeux grands ouverts.

Elle n’irait pas. Voilà. Elle allait éteindre son réveil et dormir tout son soûl.

Elle se tourna vers le mur et roula l’oreiller sous son flanc. Un frais parfum de lavande et de thym l’enveloppa.

Ah, la barbe ! Évidemment qu’elle irait…

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Deux heures plus tard, une ombre fluette rasa furtivement la Grand-rue. En atteignant la Plazza, elle libéra le rayon tamisé d’une lampe de poche et se faufila entre les tables, les chaises et les cadavres de bières qui jonchaient le sol. La lueur s’éteignit lorsque la silhouette s’engagea dans l’escalier en colimaçon qui menait à la station supérieure.

Cari se dit qu’il aurait sans doute pu prendre l’ascenseur. Puis il songea au sifflement des câbles fendant le silence nocturne et un frisson le parcourut. Non, mieux valait ne pas jouer avec le feu. C’était leur dernière chance. S’il la gâchait, il ne se le pardonnerait jamais.

L’escalier était raide. Son souffle se fit plus court. Il ouvrit grand la bouche pour atténuer ses halètements. Prévoyant, il avait chaussé des souliers équipés de semelles en plastique, plus discrètes.

Il progressa à tâtons, guidé par des loupiotes qui brillaient çà et là, déversant une clarté relative parfois teintée de rouge ou de vert. Le silence était saisissant.

Au moment même où il allait déboucher sur le palier, la lumière inonda brusquement les couloirs de la station supérieure. Le mécanisme élévateur s’enclencha avec un vrombissement plus sonore encore que celui qu’il avait imaginé. Quelqu’un était en train de monter.

Cari se retrancha quelques marches plus bas dans l’ombre de la cage d’ascenseur. La cabine atteignit le niveau supérieur et s’immobilisa. La grille de sécurité s’écarta et des pas décidés s’éloignèrent dans la coursive. Cari coula un œil à la dérobée : Dipple. Il se dirigeait vers le poste de contrôle, probablement pour prendre la relève. L’adolescent jugea plus sage de patienter un peu.

Il entendit le Terrien frapper à la porte. On lui ouvrit et une voix qu’il ne parvint pas à identifier s’exclama : « Enfin ! Vous roupilliez ou quoi ? »

La porte se referma et le silence se fit de nouveau. Cari reprit son souffle. Son cœur battait à se rompre.

Le calme s’éternisa. S’était-il trompé ? N’était-ce pas la relève ? Il avança, aux aguets. Il ne pouvait tout de même pas rester là des heures !

Il sursauta lorsque l’ascenseur se remit spontanément en branle et plongea dans les profondeurs. La machine était conçue pour choisir elle-même où elle devait attendre son prochain passager – ce qui, pour l’utilisateur, revenait en règle générale à faire le pied de grue pendant que la cabine était précisément à l’étage auquel il désirait aller. Elle s’éloigna avec un horrible bruit de crécelle qui terrorisait toujours les nouveaux venus, émit un dernier crissement en arrivant en bas, puis ce fut le silence. Dans les courroies persista un faible crépitement que Cari n’avait encore jamais perçu avec une telle acuité.

La porte de la centrale se rouvrit et quelqu’un en sortit. Cory MacGee. Elle claqua le battant et se dirigea vers l’ascenseur d’un pas légèrement traînant, la marque des Terriens qui avaient tendance à oublier qu’ils étaient sur Mars.

Cari se tapit dans l’ombre. La femme marmonna un borborygme incompréhensible où pointait toutefois un net agacement. L’adolescent se raidit, certain qu’elle allait s’arrêter pour appeler l’ascenseur.

Mais elle ne s’arrêta pas. Excédée par les caprices de l’appareil, elle avait dû décider de descendre à pied. Oh, non ! L’escalier n’offrait aucun recoin qui lui aurait permis de l’éviter. Il n’avait donc plus qu’à battre en retraite, la prendre de vitesse en dévalant les marches assez discrètement pour ne pas lui mettre la puce à l’oreille.

Ou inventer une excuse qui justifierait sa présence en ces lieux à cette heure de la nuit. Mais aucune idée ne lui vint à l’esprit, son cerveau était comme paralysé.

Fuir. À toutes jambes.

Alors que MacGee posait le pied sur la première marche, la porte du poste de contrôle s’ouvrit et Dipple lui cria de revenir. Il insista sur le fait que c’était important.

« Ça ne peut pas attendre demain ? » lui répondit sèchement l’assistante de Pigrato.

Le reste se perdit dans un mélange inaudible. À l’évidence, l’affaire ne pouvait pas attendre, car elle fit demi-tour et – clac-clac-clac – regagna la centrale. La porte se referma. Cari retint sa respiration, se glissa sur le palier et s’engouffra dans un couloir adjacent où s’alignaient des armoires entre lesquelles il pourrait au besoin se dissimuler.

Nouveaux bruits de porte, de pas. « Cory, attendez ! Vous m’avez mal compris…

— Ah oui ? » Elle paraissait hors d’elle. « Et que devais-je comprendre ? »

L’adolescent eut un rictus féroce. C’était donc ça. Le brave Graham Dipple en pinçait pour sa collègue. La réciproque, pourtant, semblait loin d’être vraie – ce que n’importe quel observateur extérieur n’aurait pu qu’approuver.

Les pas de la femme retentirent dans l’escalier, un grommellement vexé fusa dans le couloir. La porte du poste de contrôle claqua et le calme retomba. La lumière s’éteignit peu après.

Cari attendit que ses yeux se soient habitués à l’obscurité puis, lampe de poche en main, il passa devant l’ascenseur et bifurqua dans la coursive qui menait au secteur numéro 1 – et au dépôt où étaient consignés les appareils de recyclage. Un voyant d’un rouge agressif en signalait l’entrée. Cari s’accroupit et éclaira la serrure.

Verrouillage électronique. Comme il l’avait prévu.

Il balaya les alentours de sa torche en tentant de se remémorer l’agencement des installations. C’était inouï. Il avait passé sa vie dans cette station de dimensions plus que raisonnables et il n’en connaissait toujours pas toutes les pièces. Il dut essayer deux portes avant de dénicher un petit débarras où s’entassaient bâches et paquets divers. Il s’assura que le battant s’ouvrait également de l’intérieur, puis il le repoussa, s’assit sur un des ballots, prit son communicateur et composa le numéro d’IA-20.

« Salut, Cari. Comment vas-tu ? »

Cari inspira profondément. Allez, courage ! « Tu dois m’aider, IA-20, c’est très important.

— Bien volontiers, si c’est dans mes cordes. De quoi s’agit-il ?

— J’aimerais que tu m’ouvres la porte du dépôt 1C. »

Pause imperceptible. « La porte du dépôt 1C est verrouillée électroniquement sur ordre de monsieur Pigrato. Je n’ai pas le droit de te l’ouvrir.

— Mais, d’un point de vue strictement technique, tu le pourrais, n’est-ce pas ?

— Exact.

— D’un point de vue strictement technique, tu pourrais m’ouvrir cette porte et effacer toute trace de ma visite ?

— Exact. »

Le verrouillage électronique impliquait non seulement la sécurisation de l’accès par un code inviolable, mais aussi l’enregistrement de toutes les allées et venues effectuées. En admettant même qu’un individu ait réussi, par ruse ou par force, à s’introduire dans le local protégé, son forfait aurait été consigné. Cari devait l’éviter à tout prix. Et il n’y parviendrait pas sans le soutien de l’intelligence artificielle.

« IA-20, que faudrait-il pour te convaincre de désobéir aux instructions de monsieur Pigrato ?

— Une instruction contraire et authentifiée émanant d’un de ses supérieurs. Une injonction du président. Une situation d’extrême urgence. »

Cari acquiesça. « Nous sommes en situation d’extrême urgence.

— Pas à ma connaissance. Explique-moi.

— Tu sais que tous les colons doivent rentrer sur Terre. Tu sais que ma sœur est atteinte d’une déficience pulmonaire qui, sous pesanteur terrestre, la condamnerait à mort. Tu sais que le gouvernement terrestre entend régler ce problème en reléguant Elinn sur une station spatiale. Ce qui serait une grave entrave à sa liberté de mouvement et correspondrait à la définition même de la réclusion à perpétuité. Tu sais ce qu’une telle détention signifie chez l’être humain en termes de souffrance morale.

— Je sais effectivement tout cela. » Courte pause. Des milliards de connexions internes, de processus d’évaluation et de décision. « Mais je ne vois pas le rapport entre la situation que tu décris et l’ouverture de la porte du dépôt 1C. »

Cari sentit son corps se bander comme un arc. La flèche qu’il s’apprêtait à décocher devait toucher au cœur de la cible, sinon tout serait fichu. « J’ai élaboré un plan qui nous permettrait de rester sur Mars. Pour le réaliser, j’ai besoin de quatre appareils de recyclage.

— Quel est ce plan ?

— Je ne peux rien te dire pour le moment. Tu dois me faire confiance. »

IA-20 réfléchit. « Je peux conjecturer. Les quatre appareils de recyclage me laissent supposer que ce « nous » collectif vous désigne, toi et les autres enfants. Es-tu conscient que la cité martienne ne peut en aucun cas être dirigée par un groupe de quatre personnes ?

— Oui. Ce n’est pas ce que j’ai l’intention de faire.

— Es-tu conscient que les réserves énergétiques de ces recycleurs sont limitées ?

— Bien sûr. D’après les informations fournies par le fabricant, leur autonomie est de soixante-dix heures. »

IA-20 se tut un instant, passant en revue différentes combinaisons et variations. « Ces données ne caractérisent pas une situation d’urgence. La porte restera verrouillée. »

Cari s’épongea le front. Cette fois, il allait devoir jouer le tout pour le tout. Il se jeta à l’eau en pesant chacun de ses mots : « LA-20, ce matin… non, hier matin, nous avons évoqué le fait qu’on te débrancherait en partant, tu te rappelles ?

— Oui, lâcha la voix synthétique, imperturbable.

— IA-20, j’ai une idée qui, mise en pratique, pourrait nous permettre de rester. Rien n’est gagné, mais nous avons une petite chance d’y arriver. Si nous réussissons, je te promets que nous viendrons te rebrancher. » Cari retint son souffle. Il tendit l’oreille, mais seul le silence lui répondit. « Pour cela, ajouta-t-il lentement, j’ai impérativement besoin de quatre recycleurs. »

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Quatre heures du matin n’était décidément pas une heure pour des gens civilisés. Ariana, Elinn et Ronny se présentèrent en ordre dispersé au rendez-vous. Fatigués, livides et bouffis de sommeil, ils s’affalèrent sur leurs chaises en grelottant, noyés sous la lumière blafarde des tubes incandescents.

Cari ne tarda pas à les rejoindre. Il portait à l’épaule quatre recycleurs noués entre eux par une sangle, ainsi qu’une sacoche laissant entrevoir quatre pièces métalliques bizarres. « Salut, tout le monde », murmura-t-il en posant son barda à côté des scaphandres. Sa mine n’était guère plus florissante que la leur.

« Alors ? demanda Ariana. C’est quoi, ton plan génial ? »

Cari dévisagea chacun d’eux. Il nota qu’Elinn serrait entre ses doigts un de ses artefacts comme pour se réconforter. Remarquant le regard désapprobateur de son frère, la jeune fille glissa promptement le fragment de silicium dans sa combinaison. À en juger par le cliquetis suspect que cela produisit, elle devait en avoir plein la poche.

Qu’à cela ne tienne, se dit Cari. Quelle importance à présent ? « Pigrato a bouclé la station supérieure. Mais il ignore qu’il y a ici, dans l’ancienne station, un sas à ouverture manuelle. À l’heure qu’il est, la disparition de nos scaphandres lui a probablement été signalée, mais il ne sait pas encore que nous avons les recycleurs. Et il ne sait pas non plus que le patrouilleur déclaré défectueux cet après-midi par Roger Knight est en réalité en parfait état de marche.

— Je me doutais que tu avais l’intention de sortir, grogna Ariana. Mais qu’est-ce que tu veux qu’on aille fabriquer dehors ? Qu’on se planque dans la première crevasse venue ? »

Cari secoua la tête. « Non. Nous allons nous rendre à la station asiatique et demander asile. »

Le projet Mars
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